
Sur le front, la suprématie des drones russes redessine la logistique ukrainienne

Fonçant à travers les champs, trois soldats ukrainiens serrés sur un quad sont poursuivis par un drone, que l'homme à l'arrière tente d'abattre avec un fusil de chasse : l'arme la plus efficace dans ce cas-là.
Lorsque l'engin volant tombe sous les coups de chevrotine, dont la dispersion permet d'atteindre les petites cibles, tous les militaires exultent, car toucher un drone de 15 cm de longueur en roulant à 100 km/h relève de l'exploit.
Ce jour-là, il s'agit d'un entraînement, auquel assiste l'AFP, près du front dans la région orientale de Donetsk, au coeur des combats depuis l'invasion russe à grande échelle lancée en 2022.
Le tireur aurait voulu descendre sa cible plus vite, car avec l'augmentation des drones russes, "vous n'avez pas droit à l'erreur, vous ne pouvez pas vous détendre", dit-il, cigarette au bec.
Depuis deux mois, selon plusieurs soldats, la Russie a multiplié son nombre de drones pour harceler massivement la logistique ukrainienne, poussant Kiev à s'adapter constamment.
- "Avantage" technologique russe -
En Ukraine, des experts déplorent l'avance russe dans ce domaine, une première, semble-t-il, depuis le début de l'invasion.
Moscou fabrique des drones massivement avec des "projets scientifiques monumentaux" menés par des "ingénieurs russes, iraniens et chinois", s'inquiète Maria Berlinska, cheffe du Centre de soutien à la reconnaissance aérienne, dans une tribune.
Le commandant en chef des armées ukrainiennes, Oleksandre Syrsky, a reconnu samedi que Moscou avait certains "avantages" dans la guerre par drones, notamment "en nombre et en portée" de drones à fibre optique dont les systèmes sont difficiles à brouiller.
"Nous sommes en train de rattraper notre retard dans ce domaine", a-t-il assuré.
Le développement de drones a modifié la construction de fortifications, désormais collées à des bandes boisées pour moins de visibilité et plus compactes. "Aujourd'hui, un drone, surtout celui à fibre optique, peut pénétrer dans n'importe quelle fissure", a ajouté M. Syrsky.
Avec son agilité et sa vitesse, le quad permet d'évacuer les blessés en évitant les drones, à l'inverse des blindés lourds. La moto, elle, sert à attaquer ou relever les troupes.
"On va finir en vélo", lâche le soldat en tirant sur sa clope.
Les routes près du front sont maintenant parcourues par des motos bardées d'antennes, des buggies en tôles rouillées ou des blindés cachés sous des mètres de filets, donnant au tableau des airs des films post-apocalyptiques Mad Max.
Dans les environs de la ville de Kramatorsk, centre logistique ukrainien du front oriental, des rangées de piquets sont érigées le long des routes pour placer des filets censés préserver les véhicules des frappes de drones, même à plus de 20 km du front.
- Nouvelle "philosophie" -
Selon Ievguène, officier de presse de la 28e brigade mécanisée séparée, face à cette révolution militaire, l'ère des véhicules militaires est "révolue".
Depuis deux mois, la "philosophie de la guerre a changé", l'objectif russe n'étant plus de prendre des positions çà et là, mais de vouloir faire tomber "toute la ligne de front, en visant la logistique".
Mais l'Ukraine, qui avait de l'avance lors des premières années de l'invasion, est désormais à la traîne dans la production de drones, réalisée selon des experts par des fabricants hétéroclites.
Selon Maria Berlinska, Kiev tente de tenir le rythme avec "des technologies bon marché et simples". Mais le "bricolage amateur" ne suffit pas face à une production russe qui s'industrialise.
- "Tenir bon" -
Avec son buggy fait de tôles soudées, Akademic, de son nom de guerre, est un adepte de la débrouille.
Son équipe de geeks a monté sur l'engin des brouilleurs de signaux contre les drones, fabriqués dans des caves, non loin du front.
"Ça fait maintenant trois ans que nous tenons bon, nous essayons de ne pas prendre de retard", explique le pilote de 28 ans.
Selon lui, les deux ennemis observent la façon de travailler de l'autre, améliorant les techniques, tentant de prendre l'avantage.
Illustration de cette rivalité, la Russie a annoncé en juin la création de forces armées "sans pilote", un an après une décision analogue de Kiev.
L'équipe du soldat Boroda, 27 ans, a transformé un lourd drone agricole en cargo de fret, qui permet de fournir nourriture et médicaments aux fantassins, bloquées dans les tranchées pendant parfois pendant plusieurs semaines, la supériorité aérienne russe empêchant leur rotation.
Moscou possède "un plus grand nombre de nouveaux drones, plus modernes", mais n'en a pas pour l'instant "comme les nôtres, pour livrer de plus grandes quantités de produits", assure Boroda.
Il croit toujours en la victoire : "Notre objectif est plus noble, c'est nous défendre, il nous motive. Le leur, ce n'est que détruire et tuer".
T.Cusumano--INP